Il s'agit de l'écrivain tanzanien Abdul Razzaq Garnah, Nobel de littérature pour son "récit empathique et sans compromis des effets du colonialisme et le destin des réfugiés pris entre les cultures et les continents", selon l'Académie suédoise, et puis du jeune écrivain sénégalais Mohamed Mbugar Sar, auréolé du prix Goncourt, pour son roman "La plus secrète mémoire des hommes”.
Le troisième lauréat est le Sud-Africain Damon Galgut, qui a remporté le prestigieux Booker Prize pour son roman "The Promise", une œuvre qui raconte l'histoire d'une famille d'agriculteurs blancs à la fin de l'apartheid en Afrique du Sud.
Dans un entretien accordé à la MAP, l'écrivain marocain Abdelmajid Sebata, lauréat du Prix du livre du Maroc (2018), dont le roman "Le dossier 42" a été présélectionné pour le prix international du Roman arabe (International Prize for Arab Fiction) revient sur le sacre de la littérature africaine:
1- Que pensez-vous de ce triple sacre de la littérature africaine ? Peut-on parler d'une reconnaissance de la contribution des Africains à la scène littéraire mondiale?
Je pense qu'il y a des divergences entre ceux qui estiment qu'il s'agit d'un digne aboutissement de la littérature africaine, laquelle a le droit de faire entendre sa voix et de rivaliser avec le reste de la littérature mondiale et qui a assez souffert du centralisme européen, et entre ceux qui y voient une fausse célébration, en arguant que Garnah réside en Grande-Bretagne depuis bien des années, que Mabugar Sarr a vécu en France et traite de thématiques chères aux lecteurs occidentaux (nazisme, Holocauste..) et que l'écrivain Sud-Africain descend du “colon blanc”.
J'essaie d'être objectif sur cet aspect. Je dirai que célébrer tout ce qui est "noir" africain est devenu presque une mode ces derniers temps, allant parfois au delà des limites de la logique et virant à la vulgarité et à la dépravation, notamment au cinéma et dans certains œuvres dramatiques, mais je ne peux pas généraliser ce jugement pour les trois lauréats des prestigieux prix littéraires.
2- Que pensez-vous de l'expérience de chacun des trois écrivains et de leurs romans ?
Les critiques ont eu raison d’acclamer le roman du jeune écrivain sénégalais, Mohamed Mbougar Sarr (31 ans), avant même qu'il ne remporte le prix Goncourt. Il s’agit d’une œuvre qui traite d'un sujet qui m'est cher, l'enquête littéraire. "La plus secrète mémoire des hommes" plonge dans les secrets et le passé d'un écrivain sénégalais inconnu, auteur d'un roman mystérieux qui relate des événements produits dans plus d'un pays, à la recherche de la vérité. Lorsque j’ai lu à propos de l’idée de l’ouvrage, “Les Détectives sauvages” et “2666” du regretté écrivain chilien Roberto Bolaño me sont venus immédiatement à l’esprit. Ce dernier maîtrisait ce genre exceptionnel et je n'ai pas été surpris lorsque Mbougar Sarr a mis dans son livre une citation de “Les détectives sauvages” et lorsqu’il a affirmé à la presse qu’il a été influencé par l'écrivain chilien, disparu en 2003.
Malheureusement, je n'ai pas encore été en mesure de lire des œuvre de Garnah ou de Galgut. Les thèmes choisis par le premier portent en grande partie sur la crise de la migration et des réfugiés, tandis que "The Promise" de Galgut traite d'une saga familiale à l'ère de l'apartheid en Afrique du Sud. Ces ouvrages figurent en tête de liste de mes prochaines lectures, pour en savoir plus sur le monde des écrivains.
3-Abdel Razzaq Garnah n'était pas très connu par les lecteurs arabes avant de remporter le prix Nobel. Quelle en est la raison à votre avis?
De nombreuses critiques ont été adressées aux traducteurs arabes après l'annonce du prix Nobel d'Abdul Razzaq Garnah. Aucun ouvrage de l'écrivain n'avait été traduit en arabe et les journalistes n’ont trouvé qu’une seule interview de l'auteur dans un magazine culturel arabe en 2008. Je trouve toutefois que cette critique n'a pas de sens car l’auteur ne jouit pas d’une grande notoriété hors du Royaume-Uni, où il réside. Je me rappelle que la page officielle du prix Nobel avait posté sur Twitter un sondage, pour tester les connaissances des participants sur les œuvres de l’auteur avant sa consécration. Des dizaines de milliers de personnes y ont prix part et l'écrasante majorité (93%) avait déclaré ne pas le connaître.
Cela semble être la tendance pour le prix Nobel ces dernières années, car il s'est éloigné des noms illustres, qui "ont été suffisamment applaudis". Dans ce contexte, la maison d’édition saoudienne Dar "Athar" a annoncé avoir obtenu les droits de traduction des œuvres de Garnah en arabe.
4- Qu'en est-il du rôle de la littérature dans la définition des enjeux du continent africain, de ses problèmes et des défis auxquels il est confronté ?
La littérature a un rôle central dans la définition des particularités des populations et de la souffrance des opprimés et des oubliés, dont la voix a été oubliée par les médias traditionnels, voire même considérée comme silencieuse et morte. A mon avis, la difficulté d’atteindre le reste du monde est le principal obstacle pour la littérature africaine. Par exemple, la diffusion de la littérature latino-américaine depuis la fin des années cinquante et le début des années soixante a contribué à faire découvrir les atrocités des régimes dictatoriaux en Amérique du Sud, et a même attiré l'attention sur une littérature différente qui a ajouté au dictionnaire littéraire le terme "réalisme magique" (même si ce style littéraire était connu avant la révolution du boom latino-américain, mais c’est un autre sujet). La littérature fut le meilleur porte-voix d'un continent que l’on voulait être une arrière-cour pour le géant nord-américain.
Le continent africain regorge de grands talents et de plumes, qui n'ont rien à envier au reste de la littérature mondiale”. “Le problème qui se pose est avant tout lié à la diffusion et à la lisibilité". "Les maisons d'édition mondiales s'intéressent-elles à ces ouvrages ? Cherchent-elles à acquérir les droits d’édition et de traduction des ouvrages de ces écrivains dans plusieurs langues ? Ou les regardent-elles d’un point de vue de mépris, d'infériorité et de centralité de la civilisation européenne dont j’ai parlé plus tôt ?
En attendant réponse à ces questions, le débat reste ouvert sur la réalité de l'intérêt actuel pour la littérature africaine. S’agit-il d’un véritable intérêt ou d’un simple “buzz” qui perpétue le "mépris" au lieu de l'effacer?